Les français sont un peuple de révolutionnaires. Voilà une chose qu’on ne leur enlèvera jamais. Un peuple d’insoumis dont l’insolence légendaire et la permanente remise en question des règles et des conventions font office d’emblèmes nationaux, contribuant à leur réputation de grands rebelles aux yeux du monde, tous soucieux qu’ils ont toujours été, ces français, de faire les choses à leur façon. (Et de l’imposer ensuite aux autres)
Déjà Jules César dans sa guerre des gaules, après avoir vaincu les Gaulois, se lamentait d’avoir à administrer des peuples aussi obtus :
« Jamais les Gaulois ne se soumettent longtemps : quand ils semblent accepter notre domination, c’est en réalité qu’ils préparent déjà une nouvelle révolte. » qu’il disait notamment !
A lire ces lignes, on se dit que c’est à peine si les fameux irréductibles de Goscinny et Uderzo sont exagérés.

Une insolence qui s’est bien évidemment exprimée dans l’art : Au fil des siècles, nombre de mouvements artistiques révolutionnaires sont nés ou ont grandi sur le sol français, ce carrefour culturel attirant les artistes du monde entier avec Paris comme épicentre, telle une Babylone, en sorte de capitale mondiale des arts et de la modernité : Gothique, classique, rococo, lumières, romantisme, impressionnisme, symbolisme, fauvisme, cubisme, dadaïsme, surréalisme, Oulipo, French Touch et j’en passe se développèrent ainsi, sans compter les quelques inclassables figures influentes ici et là qui rejetaient les étiquettes et qui ont représenté des courants à eux seuls (Marcel Duchamp, Louis Ferdinand Céline, Jean Cocteau etc…)
Et bien évidemment lorsqu’il s’est agi de cinéma, nous eûmes la Nouvelle Vague.
La grande révolution cinématographique française menée à la fin des années 50 par une bande de jeunes renégats fatigués du cinéma de papa d’après guerre et qui ont pris les caméras comme on prendrait les armes pour réinventer, expérimenter, créer de nouvelles esthétiques, de nouveaux langages, bien plus en adéquation avec les préoccupations socio politiques de la jeunesse d’alors.
Ça tourne dans la rue, ça dit merde aux bourgeois, ça brise les tabous, ça chante, ça danse, ça filme les jambes nues des demoiselles entre encore d’autres jolies choses.

L’influence de ce mouvement fut autant esthétique que politique, contribuant d’une part à largement définir l’iconographie des années 60 et servant également d’accompagnant culturel aux grands événements politiques de cette période que furent la guerre d’Algérie ou mai 68.
Ce que je retiens personnellement de ce mouvement, c’est sa diversité, son esprit agitateur et désinvolte, sa faculté à perpétuer l’image avant-gardiste et moderniste de la France, l’influence massive qu’il exerça sur nombre de réalisateurs eux-mêmes devenus très influents et son imagerie iconique qui vue de nos jours tend si bien à faire passer les années 60 pour cette époque si allègre et colorée, faite d’insouciance et de sensualité.


C’est également par son intermédiaire que le cinéma français a commencé à se doter de cette image presque folklorique d’art intello élitiste de bobos pédants et nombrilistes faiseurs de films aux motifs devenus caricaturaux : Des couples s’engueulant dans leur cuisine ou parlant de leurs problèmes existentiels en fumant après l’amour ou déblatérateurs de verbeux monologues aux terrasses du Quartier Latin etc…
Aux têtes de gondole du mouvement que sont Godard et Truffaut, je préfère Demy, Malle, Rohmer ou évidemment la reine Varda et dans une plus large mesure, je préfère surtout d’autres grands modernistes contemporains au mouvement comme Polanski ou le maestro italien Michelangelo Antonioni.

La Nouvelle Vague n’aura duré qu’une dizaine d’années (Environ 1959 -1969) qui lui auront suffi pour marquer à jamais le cinéma. Et dans sa foulée, critiques et cinéphiles se donnèrent pour ainsi dire la mission de tracer son héritage en France et ailleurs. Quelques réalisateurs assumèrent ainsi le statut d’héritiers où s’en virent affublés : Leos Carax, Arnaud Depleschin, Philippe Garrel pour ne citer qu’eux. D’autres mouvements cinématographiques français eurent un bel écho comme le « New Look » des années 80 ou la « New French Extremity » démarrant à la fin des années 90.
Aujourd’hui, la question de son héritage se pose toujours et semble avoir trouvé une intéressante réponse. En effet, on observe depuis quelques années une nouvelle tendance se dessiner dans le paysage cinématographique, motivée suite à un point de rupture important dans l’histoire survenu en 2017 : L’éclatement fracassant aux yeux et oreilles du monde entier de l’affaire Weinstein. Soit l’histoire du célèbre producteur hollywoodien s’étant rendu coupable pendant des années de viols et d’agressions sexuelles commis sur de nombreuses femmes de l’industrie. Le retentissement de ce scandale fut monumental et provoqua dans notre société un bouleversement inédit : Une vaste entreprise de libération de la parole des femmes de tous horizons fut lancée sur les réseaux sociaux, amenées avec le fameux hashtag #BalanceTonPorc à dénoncer leurs agresseurs.
L’écho s’est étendu au monde des arts et en particulier donc à celui du cinéma dont Weinstein est après tout issu. Cette prise de parole et de pouvoir des femmes dans le débat public marqua le début de l’ère MeToo, véritable point de départ d’un basculement qui n’a pas tardé à se faire sentir dans l’art lui même :
De nouvelles voix, autrement plus tonnantes, commencèrent ainsi à se faire entendre dans le cinéma français à travers des films se démarquant par une esthétique sophistiquée, par une audace et désinvolture assez typiquement françaises dans l’esprit et par une approche décomplexée dans le traitement de sujets souvent jusque là jugés tabous ou relous par le grand public : Féminisme, homosexualité, transidentité, SIDA, racisme etc…
Ces films ont eu également la particularité notable de rencontrer un grand succès aussi bien critique que public, de souvent glaner les plus prestigieuses récompenses du monde du cinéma et de surtout provoquer un fort écho auprès du public international, mettant ainsi à ses yeux une belle lumière sur la créativité et la force du cinéma français et contribuant ainsi à la réputation qu’a ce dernier à toujours être si moderne et audacieux, précisément comme l’a fait la Nouvelle Vague originelle en son temps.
Céline Sciamma, Adele Haenel, Léa Seydoux, Noémie Merlant, Julia Ducournau, Coralie Fargeat, Adèle Exarchopoulous, Jacques Audiard, Gaspar Noé sont autant de visages de cette vague nouvelle, aussi bien faite de jeunes loups fougueux que de vétérans toujours opérationnels, et largement portée par des femmes. Voici selon moi les longs métrages qui la composent :
120 battements par minute (Robin Campillo, 2017)

Le film coup de cœur de Cannes 2017 où il obtint le grand prix du Jury.
Il nous raconte l’histoire des militants de l’association Act Up Paris qui au début des années 90 luttèrent avec acharnement contre l’indifférence dans laquelle étaient laissés en ce temps là les malades du sida.
Le film nous fait suivre leur vie militante, le côté théorique lorsqu’ils débattent lors de réunions hebdomadaires du mode opératoire de leur actions, puis la pratique, lorsqu’on les voit mener ces dites actions (Interventions chocs dans des labos pharmaceutiques, manifestations, prévention dans des lycées) Nous sont aussi montrés des pans de leur vie intime, notamment l’histoire d’amour unissant les deux membres Sean (Nahuel Perez Biscayart) et Nathan (Arnaud Valois)
Le film se présente ainsi à la fois comme un pugnace exemple de cinéma militant, presque documentaire, inscrit dans la tradition du film de gauche engagé que comme un drame naturaliste avec comme moteur cette histoire d’amour gay filmée sans tabou et sans pathos. Il se fait ainsi drôlement représentatif de cet esprit si français, fait autant de ce notoire goût pour le combat politique manifesté avec colère et insolence, que de ce rapport décomplexé à la sexualité, souvent aussi brandie comme une arme politique.
Ce rapport, celui du corps se libérant, s’exprime aussi lors de scènes de danse en manif ou en boîte, mâtinées de french touch (motif français fameux entre tous !) devenues iconiques et illustratrices de l’imagerie du film, notamment sur ses affiches.
Autant d’éléments ayant contribué au succès de ce film et à son importante résonnance au sein de la jeunesse militante de gauche actuelle, aussi bien française qu’étrangère, qui y a reconnu le reflet énergique de ses propres luttes.
Revenge (Coralie Fargeat, 2017)

Premier effort de Coralie Fargeat qu’elle réalisa telle une petite princesse du film d’horreur avant son adoubement de reine sur The Substance. Revenge est un film dans le style « rape and revenge », sous genre du cinéma d’horreur qui comme son nom l’indique met en scène la vengeance d’un personnage victime de viol.
Ici, nous suivons donc Jennifer (Matilda Lutz), la jeune et jolie maîtresse d’un riche homme d’affaires (Kevin Janssens) qu’elle accompagne à l’occasion de la partie de chasse annuelle qu’il mène dans le désert avec deux acolytes. Ces derniers portent rapidement des regards baveux sur la jeune femme et le lendemain d’une soirée pourtant joyeuse, l’un d’eux finit par la violer. Laissée pour morte dans le désert, Jennifer renaît de ses cendres et se lance dans une terrible chasse à l’homme…
Comme son illustre cadet The Substance, Revenge est un grand défouloir gore et stylisé qui fait couler le vrai faux sang par hectolitres et qui au-delà de son allure grand guignolesque sous tend un propos féministe rageur : À travers l’odyssée vengeresse de Jennifer est exprimée métaphoriquement la lutte brutale contre toutes les violences faites aux femmes de la main des hommes, qu’elles soient physiques, psychologiques ou verbales. Un cri de guerre contre 2000 ans d’inégalités, dixit Coralie Fargeat.
Et pour illustrer ce propos, Fargeat n’y va pas avec le dos la cuillère : Sa Jennifer est une vraie guerrière de cinéma des temps modernes qu’on imagine moulée d’après les fameux modèles du genre que sont Ellen Ripley ou Beatrix Kiddo mais dotée d’une identité propre, encore plus brute, faite d’une sensualité ravageuse exprimée sans fard. On est sexy, on le sait et on ne s’excuse en aucun cas de l’être.
Bénéficiant d’une sortie en plein dans l’écho de l’affaire Weinstein et de ce fait d’un ironique timing le rendant douloureusement pertinent voire visionnaire, ce film trash, popcoloré et sexy se fait autant un petit dernier tardif de la New French Extremity à déguster avec plaisir que précurseur énervé de cette nouvelle « nouvelle vague », compagnonne culturelle du mouvement #MeToo, venue brutalement sonner la fin de récré pour tous ces mâles agresseurs ayant trop longtemps baigné dans l’impunité.
Climax (Gaspar Noé, 2018)

Gaspar Noé est un des réalisateurs français les plus vénérés à l’international, scandaleux artisan depuis la bombe Irréversible d’un cinéma hallucinant punk et virtuose qui l’a placé parmi les fers de lance de la modernité cinématographique durant les années 2010, chacun de ses projets suscitant l’attente fiévreuse des cinéphiles et l’admiration de nombreux et célèbres pairs. Son film Climax sorti en 2018 se situe en 1996 et nous fait suivre une troupe de danseurs français réunis dans un local isolé où ils effectuent une dernière répétition en vue d’un spectacle et organisent après cela une fête durant laquelle de la sangria est servie. Problème : Dans le breuvage a été versée une drogue illicite, ce qui a pour effet de plonger nos danseurs dans la transe et l’horreur…
Tourné quasiment sur un coup de tête en 2 semaines, très largement improvisé avec des danseurs n’ayant pour la majorité aucune expérience de comédien, Climax fait presque l’exploit malgré la noirceur dans laquelle il bascule de se présenter comme un Gaspar Noé « feel good » et ressemble à un pot-pourri de tout ce qui a fait la sulfureuse recette du réalisateur : Virtuoses plans séquences à la caméra flottante et tourbillonnante, générique de fin placé au début, percutants écrans titre à but philosophique, électro tapageur, la drogue comme dans Enter The Void, le sexe comme dans Love, l’avortement système D comme dans Seul contre tous et le côté « french » d‘Irréversible, retrouvé après deux films tournés en anglais. Mais le film comporte aussi ce qui a toujours rendu la recette Noé un peu amère : Une certaine superficialité dans le fond, ce goût pour une provocation souvent gratuite, et un jeu d’acteur sonnant parfois faux, dernier point qu’on pardonnera ici en le mettant sur le compte de la non-professionnalité des comédiens. C’est à vrai dire tous les défauts du film qu’on pardonne sans peine tant le geste artistique exécuté par Noé est incroyablement puissant et emporte tout. Le réalisateur incarne un peu ce profil du footballeur brutal dur sur l’homme, mais tellement doué et généreux dans l’effort, que le public l’adore sans ménagement et accompagne toujours sa sortie du terrain après un carton de rouge de chaleureux applaudissements.
Bref, Gaspar Noé a encore choqué le monde avec un banger alignant les morceaux de bravoure parmi lesquels on relèvera le stratosphérique plan séquence d’ouverture qui voit la troupe danser au rythme d’un remix techno du mythique tube disco français « Supernatural » de Cerrone avec en plus un grand drapeau tricolore en fond, trônant là telle une majestueuse signature de cet art hexagonal si virtuose et jouissif.
Portrait de la jeune fille en feu (Céline Sciamma, 2019)

En 1770, une femme peintre se souvient. Elle se souvient de sa rencontre et de son histoire d’amour avec une jeune noble sur le point de se marier et dont elle avait été mandatée pour peindre le portrait.
Quelle petite merveille que ce récit d’une intense histoire d’amour lesbienne, à la douce sensorialité largement rythmée par le silence et déployée dans un modèle visuel élégant rappelant le « cinéma de tableaux » Barry Lyndonien. La réalisatrice Céline Sciamma évite cela dit de s’appuyer sur ces illustres et trop évidentes références et développe naturellement sa propre esthétique avec une remarquable science du cadre et de la lumière. Une lumière provenant du fameux feu dont il est question notamment dans le titre, ce feu qui n’est jamais loin, qu’on l’entende crépiter hors du champ où qu’on l’aperçoive dans sa profondeur. Ou qu’on le sente carrément brûler dans les yeux des personnages.
Noémie Merlant (la peintre) et Adéle Haenel (la modèle), comédiennes emblématiques de cette nouvelle « nouvelle vague », incarnent ces deux personnages auxquels elles prêtent âmes et corps, Sciamma portant sur ces derniers un regard d’esthétesse en forme d’alternative délicate à l’habituel « male gaze ». En résulte un film de peaux et de regards à l’érotisme subtil, dans lequel l’importance des aspects psychologiques et émotionnels est bien rendue. Autant de qualités qui ont fait de ce film un petit chef d’œuvre adoré dans le monde entier et une référence moderne majeure du cinéma lesbien.
Un portrait d’un jeune fille en feu est un sublime portrait de l’amour avec grand « A », de sa naissance jusqu’à son souvenir et de la faculté qu’a l’art à le nourrir, à contribuer à son développement en étant cette force suprême liant les êtres au-delà des mots et des gestes.
Les Olympiades (Jacques Audiard, 2021)

Voilà le film avec lequel Jacques Audiard, après son escapade hollywoodienne des Frères Sisters, est revenu à des amours plus françaises. Bien françaises pourrait-on même dire. On a là une chronique dans le 13e arrondissement de Paris, plus précisément dans le quartier dit des Olympiades, qui nous fait suivre les pérégrinations d’un trio de personnages, leurs vies, leurs doutes sexuels et existentiels, leurs amours, leurs emmerdes. Cocorico.
Co-écrit par Céline Sciamma, très bien interprété par ses jeunes comédiens (parmi lesquels on compte Noémie Merlant, la peintre du Portrait de la jeune fille en feu) et joliment mis en scène dans un élégant noir et blanc, le film se dote avec ces qualités d’un esprit juvénile désinvolte et d’une imagerie soyeuse qui ne sont pas sans rappeler les motifs des films de la Nouvelle Vague (Type La Maman et la Putain ou Jules et Jim) et pourrait presque se faire qualifier de pendant moderne, bien adapté aux jeunes audiences d’aujourd’hui. Mais c’est là précisément l’ennui, Audiard est trop soucieux de plaire à ce public millenial/Gen Z branché et progressiste et de lui livrer un nouvel objet de culte cinématographique bien taillé. Il brasse ainsi pêle mêle dans son scénario les thématiques préférées de cette communauté : Slut shaming, travailleuses du sexe, homosexualité, applications de rencontre, amour libre… Le cahier des charges est donc bien rempli mais les thématiques traitées avec trop peu de profondeur et bien trop de balourdise pour rendre le film véritablement pertinent et émouvant.
En somme un beau geste artistique certes, mais bien trop calculé ce qui le rend au final artificiel.
L’événement (Audrey Diwan, 2021)

Voilà un film qui cogne fort. Une plongée dans les années 60 au réalisme brut qui tranche avec la représentation pop et colorée qu’on nous propose plus habituellement de cette période. Ici en 1963, les années 60 ont les allures d’une époque désenchantée. En ces temps là, le chemin des femmes vers leur émancipation se trace à peine et tout est fait pour nous faire rendre compte de cette suffocation à travers l’histoire d’Anne (excellemment interprétée par la révélation Anamaria Vartolomei), une brillante étudiante en littérature qui tombe enceinte par accident, s’en rend seulement compte au bout de trois semaines et se lance ainsi dans une course contre la montre pour avorter à une époque où c’est en France un acte absolument illégal qui peut valoir la prison.
Audrey Diwan filme cette âpre plongée à l’épaule et à hauteur de femme et nous fait suivre le parcours sans détour, dans un film qui prend presque malgré lui les airs d’un thriller horrifique. Il s’érige aussi en grand manifeste féministe au réalisme quasi documentaire œuvrant à la dénonciation de ce contrôle autoritaire et permanent du désir et du corps des femmes, (et ainsi de manière plus générale de leur vie) un propos exprimé avec une colère tonnante mais jamais hors de contrôle, dans un cri dont la résonnance se fait sentir longtemps après le visionnage.
Une démarche accueillie avec triomphe, le film remportant le Lion d’Or à Venise, étant depuis largement cité à l’international comme une référence moderne importante de l’art féministe et contribuant, qui sait, à faire gagner à Annie Ernaux, l’écrivaine du roman autobiographique dont il est l’adaptation, le prix Nobel de littérature en 2022.
Titane (Julia Ducournau, 2021)

Après une entrée choc dans le monde de cinéma réalisée en 2017 avec son premier long métrage Grave qui suivait le parcours d’une jeune étudiante végétarienne qui se découvre une nature de cannibale, Julia Ducournau a remis un sacré couvert avec son deuxième long, le dénommé Titane.
À travers les destins croisés d’une jeune femme danseuse érotique (Agathe Rousselle épatante) fuyant et se métamorphosant en garçon suite à un crime et d’un pompier (Vincent Lindon exceptionnel) père endeuillé qui voit réapparaître son fils qu’il croyait disparu, Ducournau nous livre un mystique et inclassable conte body horroresque au sensationnalisme assumé, telle une turbulente enfant woke de David Cronenberg reprenant à son propre compte avec une fougue adolescente quelques motifs du cinéma du père : La mutation technologique du corps, pour ici évoquer notamment les questions de transidentité et de maternité, et la fusion érotique de l’homme et la machine, paraphrasant ainsi Crash à l’occasion d’une scène au postmodernisme fulgurant où l’héroïne s’accouple avec le levier de vitesse d’un lowrider en action. Absolute Cinema.
Titane a fortement divisé. Il y a ceux qui déplorèrent la maladresse de sa démarche et l’accusèrent d’être un film de « poser » se vautrant dans la provocation vaine et gratuite, et d’autres qui louèrent son audace, son jusque boutisme et sa puissante esthétique composée de séquences au symbolisme presque mythologique.
J’appartiens personnellement à la seconde catégorie. Ducournau est encore une jeune réalisatrice et son cinéma fougueux peut à l’occasion fâcheusement partir dans tous les sens, tel un ado rebelle exprimant sa rage avec forcément un brin de maladresse, mais surtout avec générosité, authenticité et un terrible sens du look, finissant par tout emporter sur son passage avec cette histoire de deux âmes brisées se trouvant, unies par la perte et la douleur du cœur et du corps.
Un geste artistique radical qui remporta la palme d’or du festival de Cannes 2021 et fut auréolé dans la foulée, à la manière des films d’un Gaspar Noé, d’un statut de choix dans le cœur des cinéphiles du monde entier avides de ce cinéma du look, modeste par ses moyens mais tellement audacieux, virtuose, radical, viscéral, unique, pourrions nous dire en un mot, tellement français, qu’il en devient géant.
Anatomie d’une chute (Justine Triet, 2023)

Le grand triomphe cinématographique français de l’année 2023. Signé Justine Triet.
Soit l’histoire de Sandra et Samuel, un couple d’écrivains en crise qui vit dans un chalet à la montagne avec leur fils malvoyant Daniel, âgé de 11 ans. Un jour, Samuel est retrouvé mort au pied du chalet du haut duquel il a vraisemblablement chuté. A-t-il chuté par accident où Sandra l’a t-il « aidé » ? Au cours du grand procès qui suit, la vie du couple est disséquée jusque dans ses aspects les plus toxiques sous les yeux du petit Daniel…
Vous l’aurez compris, la chute dont il est question est autant celle mortelle du mari, que celle métaphorique du couple que forment ces deux écrivains désabusés, emportés dans une déchirante crise de la quarantaine.
C’est ainsi autant un drame sur le couple qu’un grand film de procès que Justine Triet exécute parfaitement de A à Z, le dotant d’une mise en scène intelligente, sans esbroufe inutile, au strict et efficace service de son intrigue et de ses comédiens : Sandra Huller, Swann Arlaud, Samuel Théïs, le jeune Milo Machado-Graner, l’excellent chien Messi et également Antoine Reinartz impeccable dans le rôle de l’avocat général qui après 120 battements par minute, semble décidemment bien dans son élément quand il s’agit de livrer de pugnaces plaidoyers devant une audience.
Je ne vais pas déblatérer outre mesure sur ce film insatiable glaneur de grandes récompenses (Palme d’Or, Oscar et Golden Globe du meilleur scénario, 6 césars) n’ayant rien de plus pertinent à ajouter à tout ce qui a été parfaitement déjà dit depuis sa sortie. C’est un grand film français, une formidable réussite, presque instantanément devenu culte, exemple typique d’un genre de cinéma moderne et pertinent capable de captiver un large public malgré son petit budget de faire la nique aux grandes productions hollywoodiennes.
La Bête (Bertrand Bonnello, 2024)

Adapté d’une nouvelle d’Henry James, La Bête de Bertrand Bonello est une œuvre qui a pour thème central la peur d’aimer. Son présent se situe en 2044 dans un monde aseptisé dans lequel l’intelligence artificielle a pris le contrôle de l’humanité. Gabrielle (Léa Seydoux) afin d’accéder à un nouveau travail est sommée de se débarrasser de ses émotions et pour ce faire se replonge dans sa grande histoire d’amour avec Louis (George Mckay), voyageant ainsi dans le souvenir de vies antérieures : L’une vécue à Paris en 1910 en tant que pianiste dans les dernières années de la Belle époque et l’autre en tant que mannequin étrangement liée à un jeune incel dans le Los Angeles de 2014.
Bonello livre avec ces trois tableaux un film unique aux allures de grand mélodrame expérimental, entre la fable dystopique, le drame langoureux en costumes et le film techno-lynchéen, reprenant certains des motifs de son cinéma déjà brassés dans ses œuvres précédentes : Le portrait d’artiste torturé (Le Pornographe, Saint Laurent), le portrait de femme oppressée (Apollonide, souvenirs de la maison close) et la description pessimiste d’une société malade (Nocturama). Le réalisateur dote ce grand tout d’une bande originale composée par ses soins, toujours fidèle à son approche musicale entre tradition et modernité, mêlant notes de piano debussiennes et nappes de synthétiseurs.
Le film, comme tous les autres projets de Bonello, est resté largement confidentiel en France mais a trouvé une belle résonnance à l’étranger, principalement due au fait de la présence de Léa Seydoux. L’actrice, peu prophétesse en son pays mais grandement vénérée en dehors, possède aujourd’hui ce statut d’ambassadrice chic du cinéma français (et même de la France tout court) qu’eurent en leur temps des Bardot et des Deneuve. Elle trouve avec La Bête un de ses plus beaux rôles, cadeau qu’elle rend bien au film en lui rapportant en retour une jolie lumière permettant de le faire briller comme la belle œuvre originale qu’il est, douloureusement pertinente sur ces sujets qui nous préoccupent tant : L’intelligence artificielle, la masculinité toxique, l’Amour avec donc ce grand A et la peur qu’il nous inspire, la fuite qu’il nous fait prendre et au final la solitude qu’il nous fait embrasser.
Emilia Perez (Jacques Audiard, 2024)

Le grand objet de la discorde ! Le film qui est ironiquement passé en quelques mois de chouchou de la presse à ennemi public culturel numéro 1 dès lors qu’il fut diffusé au Mexique, où sa sortie a limite provoqué un incident diplomatique. Les mexicains n’ont que très peu goûté la représentation qui était faite de leur culture, lui reprochant d’être réalisée sans grand souci de véracité et à des fins jugées mercantiles et sensationnelles.
Il faut dire qu’Audiard n’y est pas allé de main morte avec ce projet barré qui narre l’histoire d’un brutal chef de cartel mexicain (Karla Sofía Gascón) qui mandate l’aide d’une avocate (Zoe Saldaña) afin de changer de sexe et retrouver ainsi femme et enfant en même temps que le chemin de la rédemption. Le tout en forme de comédie musicale aux accents relevant autant de la télénovela que du film de narcos.
Un sacré mélange de genres comme on en voit peu (pour ne pas dire jamais) qui s’est révélé pour moi être plutôt digeste. On a là un sympathique film OVNI à la belle recette concoctée par Frère Jacques avec l’audace et le savoir faire qu’on lui connaît, en s’appropriant totalement le genre de la comédie musicale de manière moderne et hybride, sans chercher à faire son Jacques Demy.
Le film aborde aussi la question de la transidentité de manière frontale et cynique et se constitue en œuvre typiquement représentative de l’esprit progressiste de notre époque, devenue bien plus permissive sur ce sujet, ce qui rend justement le film pas aussi subversif qu’il l’aurait été il y a 10 ou 15 ans. Outre la question transgenre, c’est finalement surtout sa représentation balourde du folklore mexicain, reçue comme un exemple typique de regard arrogant de bourgeois occidental sur une « culture exotique », qui a causé en soi le scandale et qui l’a notamment empêché, malgré son beau succès et ses prestigieuses récompenses remportées (Cannes, César, Oscar), de devenir une nouvelle référence culturelle pour la jeunesse woke, statut auquel il s’auto destinait clairement.
The Substance (Coralie Fargeat, 2024)

Quoi de mieux que ce film pour conclure la sélection ? Le banger de Coralie Fargeat condense tout ce qui fait le charme et la puissance des films de cette nouvelle « nouvelle vague » : Forte identité visuelle, bande son iconique, traitement désinvolte et sans complexe d’un préoccupant sujet de société, réquisitoire idéologique assumé, vainqueur de récompense de grand festival etc…
Après le succès de Revenge qui lui a ouvert grand les portes d’Hollywood, Coralie Fargeat n’a pas pour autant cédé à ces mielleuses sirènes, et a préféré rester française et authentique afin de livrer un second opus encore plus barbare et déjanté.
L’histoire de The Substance est celle d’Elisabeth Sparkle (Sacrée Demi Moore !!) ex superstar hollywoodienne que l’âge a forcé à se reconvertir comme présentatrice d’un programme kitsch d’aérobic dont elle se fait virer par son producteur (ironiquement prénommé Harvey) le jour de ses 50 ans. Trop vieille, il faut faire place à la jeunesse ! Alors qu’elle commence à plonger dans la mélancolie, pensant être finie pour le métier, voilà qu’une opportunité inattendue se présente à elle : Un laboratoire lui offre la possibilité de revenir à une version jeune d’elle même en s’injectant une étrange substance… Gare à l’addiction !
Coralie Fargeat braque ainsi une éblouissante lumière sur ce mal universel et encore largement tabou qui ronge encore et toujours les femmes depuis la nuit des temps : Cette injonction sociétale à rester jeune, à toujours correspondre aux canons de beauté et toutes autres sortes de pressions terribles inhérentes à leurs rapports au corps et à l’image, pressions qui de plus sont grandement de nos jours accentuées par les réseaux sociaux, ces outils du diable occasionnant toujours plus de névrose et d’aliénation.
Comme sa compère Julia Ducournau (à laquelle on la compare d’ailleurs souvent bien qu’elles diffèrent sensiblement dans le ton), Coralie Fargeat reprend à son compte le genre du body horror pour mener sa propre guerre idéologique générationnelle et nous prendre par les sentiments en livrant une perle dans le plus bel esprit d’un certain âge d’or du film d’horreur : Celui des années 80, temps béni de ce si jouissif cinéma artisanal fait d’effets spéciaux mécaniques, de maquettes, de prothèses, de carton pâte, de vrai faux sang et autres joyeux ingrédients et que pratiquèrent des Sam Raimi, des John Carpenter et donc bien évidemment le saint père Cronenberg.
On imagine Fargeat, telle une grande sale gosse, s’être bien craqué les jointures avant de se lancer dans son projet furieuse, belliqueuse mais également le sourire aux lèvres, autant soucieuse de régler ses comptes à cette crapuleuse société sexiste que de faire jubiler son public.
Et lorsque dans la dernière demi heure, elle lâche complètement la rampe pour livrer un gigantesque et jubilatoire bal d’horreur, c’est la métaphore de toute cette colère et cette douleur enfouies qui explosent à la gueule du système qui les cause et les entretient. Et par la même occasion également notre cœur de cinéphile bien trop chargé d’allégresse devant un objet de cinéma aussi dingue et unique !
Le film est instantanément devenu culte, ainsi qu’au passage un véritable phénomène mondial sur TikTok, montrant sa faculté à autant séduire un jeune et large public (pourtant pas forcément rompu à ce genre de bizarrerie), appréciateur de son humour satirique cynique et de son fort potentiel « memable » que les cinéphiles plus confirmés friands de ce goulu cinéma d’horreur à l’ancienne, si fabuleusement revigoré.
Entièrement tourné en France (La côte d’azur prête ses palmiers et son image à Hollywood) avec une équipe presque entièrement française, The Substance est un exemple paroxystique de cet art français situé entre tradition et modernité au virtuose savoir faire et qui sait se faire témoin commentateur insolent et aiguisé de notre époque. Il démontre joyeusement que lorsqu’il s’agit de dire les termes et faire les bails, les français sont toujours à la pointe.
Ils auraient pu faire partie du mouvement mais ça a fait pschiiit :
Cette nouvelle « nouvelle vague » aurait pu être encore mieux garnie, avec des films qui avaient tout pour y figurer (Sujet idéal, metteur en scène réputé, etc..) mais qui finalement, pour des raisons propres à chacun ont fait « pschiiiit » et ont été boudés malgré eux par le public censé les ériger en totems. Les voici :
Mektoub My Love (Abdellatif Kechiche, 2019)

Un grand chef d’œuvre maudit de la part d’Abdellatif Kechiche, l’un de nos plus grands réalisateurs. Situé à Sète pendant l’été 1994, Mektoub My Love nous fait suivre les pérégrinations sentimentales et artistiques d’Amin, un jeune adolescent photographe entouré d’Ophélie sa meilleure amie, de Tony son cousin archétype du fuckboy toxique briseur de cœurs, et d’autres personnages encore, composant une bien charmante galerie.
Mektoub My Love est un ainsi grand film d’été méditerranéen à classer dans le même rayon que les perles estivales de Rohmer. C’est une grande œuvre psychologique et sensuelle qui évoque autant la grande littérature d’initiation (Balzac, Stendhal, Flaubert) que la peinture naturaliste, Kechiche se faisant, tel un Gustave Courbet, grand peintre fervent amoureux de la nature et des femmes. C’est précisément ce dernier point qui déroute entre tous : On reproche à Abdellatif, comme déjà sur La Vie d’Adèle, de porter un regard de caméra trop appuyé sur les courbes de ses actrices et de représenter ainsi de manière paroxystique tout ce qui constitue le malaise du « male gaze ».
C’est aussi le personnage de Kechiche en lui même qui dérange, une sorte de génie perfectionniste névrosé aux méthodes de travail extrêmes éthiquement discutables pour lesquelles il est régulièrement épinglé. La Vie d’Adèle, son chef d’œuvre LGBT palmé en 2013 au tournage psychologiquement et physiquement éreintant, notoirement dénoncé après coup par ses deux comédiennes principales Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulous, est ainsi aujourd’hui dévalué malgré son important succès critique et public initial.
Eh oui, l’époque ne pardonne plus aux artistes de cette espèce, les grands névrosés auteurs d’un cinéma trop extrême, trop authentique, trop libre dans sa peinture des corps féminins, obtenu au moyen de tournages polémiques et qui malgré sa formidable force de frappe esthétique et émotionnelle, ne rentre plus tout à fait dans les clous moraux de la jeunesse woke, qui de ce fait le rejette sans vergogne.
Athena (Romain Gavras, 2022)

Sorti sur Netflix en 2022, Athena de Romain Gavras provoqua rapidement un grand bad buzz sur les réseaux sociaux. Il s’agit d’un « film de cité » racontant dans un violent climat de guérilla urbaine entre flics et jeunes de quartier, comment une fratrie se déchire après la mort de leur plus jeune frère suite à une bavure policière : L’aîné est un dealer soucieux de garder son business, le cadet est un petit jeune énervé soucieux de tout faire cramer et Abdel entres les deux, est un militaire soucieux de calmer tout ça.
Le film est complètement con. Même si une nouvelle fois Romain Gavras impressionne par son incroyable savoir faire technique, offrant de remarquables morceaux de bravoure visuelle, son propos est tellement bête et méchant et ses personnages tellement débiles qu’on le soupçonnerait presque d’être mandaté par l’extrême droite elle-même pour réaliser la pire peinture possible des gens de cité et ainsi faire grimper le RN dans les sondages. Se servir de l’imagerie de la culture de banlieue pour réaliser ses fantasmes de petit parisien branché bandeur de tess, au bout d’un moment ça suffit. C’était cool et sexy quand on avait 15 ans à l’époque de Stress de Justice, mais là maintenant c’est juste franchement embarrassant. Et surtout ultra contre productif. À partir du moment où la population que tu prétends « célébrer » se sent insultée et rejette en bloc ton film, c’est qu’il faut se remettre en question. Mais est-ce que ces bobos bandeurs faussement subversifs en sont capables ? Rien n’est moins sûr…
C’est d’autant plus dommage au vu du grand talent de metteur de Gavras et de son précédent film, le très bon Le Monde est à toi, qui déjà intégrait dans son esthétique la culture « banlieusarde » mais de manière beaucoup plus maline et légère : Le regard que portait alors Gavras sur cette culture était celui tendre et moqueur d’un grand frère qui tape gentiment l’arrière du crâne de ses turbulents petits reufs. C’était sincère, bienveillant, cool, marrant et bien foutu.
Mais dans Athena, le changement de registre, désormais autrement plus dramatique et revendicateur, se passe mal. Tout le manque de subtilité et de psychologie de Gavras se révèle au moment de traiter avec gravité le brûlant sujet de société des tensions entre police et jeunes de quartier. Un thème dont il aura largement exploité l’imagerie pour asseoir sa réputation d’artiste cool et branché, mais auquel il est incapable de rendre proprement service quand ça devient nécessaire. Dommage car il y avait la possibilité de faire quelque chose de générationnel et remarquable, au final c’est juste le RN qui est content.
Emmanuelle (Audrey Diwan, 2024)

Ce film avait tout pour être iconique. Voyez un peu l’alléchant tableau : Une nouvelle version d’Emmanuelle, le fameux classique érotique français des années 70, chapeautée par une fine et sacrée équipe :
- Audrey Diwan à la réalisation, la femme derrière L’Événement, puissant film féministe sur l’avortement, Lion d’or à Venise en 2022 et évoqué plus haut dans l’article
- Rebecca Zlotowski en coscénariste, réalisatrice et auteure remarquée pour son cinéma intime et féministe comptant quelques collaborations avec Léa Seydoux
- Noémie Merlant dans le rôle titre, un des visages de cette nouvelle vague, actrice notamment louée pour ses audacieux rôles à teneur érotique comme celui inoubliable de la peintre du Portrait de la jeune fille en feu ou celui de Nora dans Les Olympiades.
Une fine équipe ainsi réunie autour de ce Emmanuelle 2024 avec une démarche se présentant comme suit : Questionner la place de l’érotisme dans notre monde rongé par la pornographie. Que reste t-il des sensations, de l’imagination ? Lorsque notre société aliénante méga connectée nous pousse dans une course toujours plus effrénée vers la réussite et la perfection, nous abreuve ad nauseam de cette injonction à devenir la meilleure version de nous-mêmes au point de nous anesthésier corps et esprit, comment retrouver nos émotions et nos sensations ? Pouvons nous retrouver un érotisme d’atmosphère élégant et subtil dans cette société à la pornographie vulgaire et crasse ? Telle est question.
Audrey Diwan pour y répondre met complètement de côté le film original et livre une version totalement personnelle dans laquelle l’héroïne est cette fois-ci une femme évoluant dans le monde du grand luxe, que son métier a rendue froide et distante et qui tente de se reconnecter à son désir. Le film est à l’image de sa protagoniste : Froid et élégant, déployé avec grand soin dans un rythme et une esthétique Wong Karwaïenne, une référence appuyée par le fait qu’il se déroule à Hong Kong.
Cette approche est probablement ce qui constitue le problème. Le film, pourtant pavé de très nobles intentions, semble être devenu la victime de ce qu’il essayait de dénoncer : En se présentant comme une œuvre contrepied faite d’un érotisme sensoriel et arty dans une ère où le sexe à l’écran dans les œuvres mainstream se fait explicite et décomplexé à souhait, ce nouveau Emmanuelle a fatalement peiné à intéresser son public potentiel, ce dernier étant visiblement plus concerné par le vaste sujet de la sexualité féminine lorsqu’il est traité de manière plus sensationnelle et légère. Ce sont ainsi des films tels que Pauvres Créatures, Anora ou même Baby Girl et leurs héroïnes au féminisme plus « cool » et « fun » qui remportent de nos jours le plébiscite. En comparaison, l’Emmanuelle de Diwan, froide, hautaine, erratique, qui est plus affiliée à l’image d’art autocentré et prétentieux qu’on prête au cinéma d’auteur français dont elle est le produit, provoque au final ennui et indifférence.
Dommage pour Audrey Diwan qui a pourtant livré une partition ambitieuse et très intéressante et dont le précédent film, L’évènement portait si bien son nom au vu du triomphe qu’il fut et de la belle place de référence qu’il occupe désormais dans l’art féministe moderne. Son cadet Emmanuelle, voué à le rejoindre, fut finalement un non évènement.
Et maintenant concluons :
Ainsi se présente d’après moi cette nouvelle « nouvelle vague ». Elle n’a pas la structure du mouvement originel, n’est pas le résultat d’une réunion sous la même bannière d’artistes en bande organisée et n’est pas définie par une charte ou quelconque manifeste.
Elle se constitue plutôt comme un ensemble épars d’œuvres convergeant indépendamment vers le même but artistique et politique et dont l’existence est rendue propice par un contexte socio politique précis : Celui de la libération depuis 2017 dans le sillon de l’affaire Weinstein de la parole des femmes dans le débat public, rejointes dans cette démarche par les voix d’autres minorités citées comme oppressées (« Racisés », homos, personnes transgenres etc…), le tout formant ainsi cette fameuse convergence des luttes vouée à faire tomber les dernières fondations de la société patriarcale hétérosexuelle blanche occidentale.
Cette nouvelle « nouvelle vague », qui se fait accompagnant culturel de cette grande lutte, est auteure d’un cinéma pouvant être créé avec une grande liberté du fait de la particularité du système de financement des œuvres cinématographiques en France, réputé pour faire la part belle aux auteurs. C’est là la première caractéristique « française » que ce cinéma possède, le fait de jouir de notre exception culturelle et d’être l’expression de cette vieille tradition nationale qui consiste à faire de l’artiste le commandant suprême à bord de son œuvre.
Ce cinéma est également « français » en ce qu’il contient plusieurs de ces fameux motifs propres à l’imagerie romantique de la France, contribuant ainsi à la perpétuer aux yeux du monde :
Soit l’expression de ce rapport toujours étroit entretenu avec les arts et la littérature (La France étant d’ailleurs communément nommée « pays de la cuture ») et qu’on peut observer notamment via ses personnages : Les danseurs professionnels de Climax, ceux militants de 120 battements par minute, le couple d’écrivains d’Anatomie d’une chute, Makita Samba prof de lettres dans les Olympiades, Anamaria Vartolomeil étudiante en lettres dans L’Évènement, Léa Seydoux pianiste dans La Bête, Noémie Merlant peintre dans le Portrait de la jeune fille en feu.
Soit l’expression d’une certaine audace artistique formelle s’inscrivant dans cet esprit qu’on prête à la France et qui fait d’elle cette grande terre d’avant garde sur laquelle naquirent un grand nombre des mouvements artistiques les plus influents de l’histoire moderne de l’art parmi lesquels nous pouvons citer entre autres en guise de notoires exemples : Le romantisme, l’impressionnisme, le surréalisme ou bien entendu la Nouvelle Vague originelle.
Soit l’expression de ce rapport débridé qu’entretiennent les français avec la sexualité et l’amour, un fameux cliché qu’on leur connaît internationalement au moins depuis les libertins du XVIIIe, et qui fait toujours leur réputation aujourd’hui et conjugué à cela, l’expression de manière générale de cet esprit insolent et transgressif qui fait aborder sans complexe des sujets pourtant perçus comme tabous (Homosexualité, transidentité, SIDA, avortement etc..)
Ce cinéma étant largement défendu par la presse, largement reconnu et récompensé dans les grands festivals et autres cérémonies de remises de prix, voire même dans certains cas plébiscité par le gouvernement macroniste, on peut de ce fait très largement douter de sa prétendue nature subversive : C’est un art qui a l’aval des institutions de son époque et qui ne représente en aucun cas une contre culture dans notre XXIe siècle libéral post soixante huitard. C’est en cela qu’il diffère notablement de la Nouvelle Vague originelle qui elle représentait un réel contre pouvoir culturel dans la France gaullienne bien conservatrice des années 60.
Cette Nouvelle « nouvelle vague » à dire vrai, gambade joyeusement sur les pavés toujours bien alignés qu’a posés en son temps la première. Elle n’a plus sa nature subversive mais conserve sur le plan artistique son audace, son iconoclasme et sa pluralité. Et tout comme son illustre aînée, malgré sa frêle taille en comparaison du malodorant ogre hollywoodien, elle s’érige telle une sulfureuse et sacrée figure du paysage cinématographique mondial au sommet duquel, tout en majesté et insolence, elle fait flotter le drapeau français.
© BORIS NGONDY-OSS