Sailor et Lula est le premier film de David Lynch que j’ai vu. Je devais avoir 14 ou 15 ans. J’étais en ces temps là un jeune lycéen aux sens d’esthète encore relativement neufs, devenu regardeur compulsif de films, tout fraîchement embarqué que j’étais dans ma grande odyssée cinéphilique. Mon imaginaire cinématographique était encore alors largement fait de souvenirs d’enfant biberonné ici et là aux superproductions hollywoodiennes des années 90/2000 et donc porté par une curiosité à la vigueur adolescente, j’avais décidé qu’il était grand temps de l’élargir.
Plus encore que Tarantino, Scorsese ou même un Oliver Stone, David Lynch est le réalisateur qui a le plus violemment (et drôlement) mis à mal cet imaginaire.
En me présentant tel un génie farceur et pervers son Sailor et Lula, fable kitsch et délirante dressant le tableau de deux jeunes gens, Sailor le garçon (Nicolas Cage) Lula la fille (Laura Dern), se vouant un amour pur et voluptueux et qui se voient dans l’espoir de pouvoir le consommer librement, contraints de fuir sur la route, tout pourchassés qu’ils sont par la colère de Marietta la mère de Lula (Diane Ladd), qui a dépêché d’impitoyables tueurs à leurs trousses.
Et David Lynch souilla mon enfance

Nicolas Cage était jusqu’alors pour moi un grand héros du cinéma du dimanche soir sur TF1 que j’appréciais dans ces films d’action pyrotechniques qui ont bercé mon enfance : The Rock, Volte Face, Windtalkers, Les Ailes de l’Enfer, 60 secondes chrono…
Laura Dern, elle, je la surnommais « Maman Jurassic Park » à cause de sa présence dans le blockbuster de Spielberg où son personnage devient la mère de substitution des jeunes héros du film, et par extension un peu la nôtre, vu notre propension à s’identifier à ces gosses.
Ainsi, le fait de voir ces deux comédiens réunis dans Sailor et Lula, grand cirque lynchéen ultra violent et érotique à l’humour scabreux a été pour le moins… Déroutant.
C’est peu dire que mon imaginaire d’enfant fut souillé à la vision de cette œuvre qui ne rechigne notamment pas à s’attarder sur l’aspect ardent de la relation du jeune couple : Pullulent ainsi les scènes où Laura Dern, ma maman de cinéma, se fait posséder avec conviction par Nicolas Cage, dont une s’il vous plaît avec en guise de musique de fond clin d’œil au nom du personnage la chanson « Be Bop a Lula » de Gene Vincent… Ce tube rock’n’roll des années 50 était souvent diffusé sur la station radio Nostalgie sur laquelle était en permanence réglé le poste de radio familial quand j’étais petit. « Be Bop a Lula » a ainsi une belle place dans la bande son de mes jeunes années, dont il constitue un joli souvenir nostalgique. Entendre Laura Dern gémir au rythme du morceau parachève la perte de l’innocence. Le tableau était alors complet.

Mais Lynch n’en est pas pour autant resté là, il rajoute au tableau une sacrée touche lorsqu’il fait intervenir Willem Dafoe. J’affiliais jusque là surtout cet acteur et sa fameuse voix grinçante et nasillarde au Bouffon vert du Spider Man de Raimi, autre figure majeure du patrimoine cinématographique de mon enfance, personnage au caractère malsain dont la présence dans un blockbuster familial détonnait déjà à l’époque. Mais voilà désormais que je le redécouvre en Bobby Peru, un déjanté psychopathe Texan au faciès halluciné de hillbilly luciférien et à la dentition plus démoniaque encore.


La scène où ce malsain psychopathe terrorise Lula autant qu’il l’émoustille au point de lui faire dire du bout des lèvres « Fuck Me » est mémorable comme tant d’autres moments de ce road movie surréaliste, vainqueur contesté de la palme d’or en 1990 qui fait figure de mal aimé dans la filmographie de Lynch. On lui reproche notamment de manquer du raffinement et de la complexité des autres œuvres du cinéaste, d’être trop sale, brutal etc…
Mais c’est précisément ce qui me plaisait dans ce conte violent, sexy, musical, coloré, drôle, déprimant, vulgaire, onirique, outrancier, sensible, insolent en un mot unique et si délicieusement sensationnel pour l’adolescent que j’étais en quête de sensations esthétiques fortes et adorant ainsi regarder ses passages les plus rutilants en boucle.
Mais lorsque je revisite aujourd’hui Sailor et Lula, à l’orée de la trentaine, avec des sens d’esthète plus aiguisés, avec le cœur et l’âme plus rompus, avec ma nature d’homme mieux définie, c’est désormais tout son romantisme qui surgit à mes yeux.
Romantisme américain
On qualifie volontiers l’œuvre de Lynch de surréaliste (même si comme beaucoup de grands modernistes, il refusait les étiquettes) mais ici à mon sens sur Sailor et Lula, c’est sa nature de grand romantique qui parle. Un romantique américain. Le film est un grand et furieux tableau dont les traits sont amoureusement dotés des grands préceptes du romantisme :
En premier lieu, l’Amour. Ainsi que le dirait Musset : « cette loi céleste aussi puissante et incompréhensible qui suspend le soleil dans les cieux » et qui unit nos deux amants.
Nous avons aussi la révolte. Celle d’un couple, d’une jeunesse désabusée par la violence et l’injustice d’une société qu’elle fuit, en quête d’amour et de liberté.
La liberté. Le précepte du romantisme le plus revendiqué, le plus recherché par ses héros. Sailor et Lula s’en vont la poursuivre à travers les États-Unis dont elle constitue une valeur à priori fondamentale, ce pays étant après tout baptisé « Land of the free ».
Nos deux jeunes âmes fuient vers cette liberté sur la route et en voiture, dans une œuvre suivant les codes emblématiques du road movie, ce genre de cinéma contestataire et libertaire typiquement américain.

Leur cavale romantique les voit s’arrêter dans quelques places fortes comptant parmi les plus fameuses du paysage yankee : La Nouvelle Orléans, berceau du jazz, poumon créatif du patrimoine et le Texas, le Lone Star State, sûrement le plus emblématique état de l’oncle Sam.
Nous avons ici donc un autre grand trait typique du romantisme que Lynch dessine : Celui de la célébration de l’art, de la nature, en l’occurrence du folklore américain et des emblèmes qui le composent : Grands paysages, autoroutes, motels, stations d’essence s’étalent ainsi tout au long du périple qui plus est mené à bord d’une Ford Thunderbird 1966, modèle iconique entre tous du catalogue automobile US.

Autre élément clé de cette célébration esthétique : La musique. Comme toujours ultra soignée chez Lynch, elle accompagne l’odyssée des héros et fait la part belle aux grands genres traditionnels du répertoire américain : Rock’n’roll, country, jazz et blues s’entendent allègrement auxquels s’ajoute en guise de touche moderne du speed metal avec le titre « Slaughterhouse » du groupe Powermad, dont la présence chronique dans le film illustre l’esprit juvénile, joyeusement sauvage et empreint de désir de liberté de nos deux romantiques. Et la bande originale d’Angelo Badalamenti se dote même d’accents hispaniques lorsque l’action part se situer au Texas.
Horreurs et allégories
Mais ce regard romantique que Lynch porte sur l’Amérique est double et outre la fascination, nous est aussi partagée toute la répugnance qu’inspire ce pays absurde et dégénéré, à la société hypocrite montée sur des rouages ensanglantés, à la violence omniprésente, désespérante, autant celle de ses démoniaques gens de pouvoir que celle de ses marginaux aux gueules de cauchemar sur lesquelles se lit toute cette dégénérescence.
L’enfance tourmentée de Lula violée par son oncle, son père brûlé vif dans un incendie criminel, son cousin Dale qui s’introduit des cafards dans l’anus (Génial caméo de Crispin Glover), les tueurs sadiques employés par des élites aux allures de chefs de secte luciférienne, les accidentés de la route atrocement mutilés, les patelins lugubres, les hors là loi dégénérés aux mœurs malsaines, les crimes abominables qui font le beurre et le sel de médias sensationnalistes sont autant d’illustrations brutes de cette dégénérescence.




Lynch a toujours au fil de son œuvre apprécié montrer ce versant noir de la société américaine bien caché sous le vernis. Sailor et Lula est son film où cette démarche se fait la plus brutale et explicite. Et la plus drôle. Car pour illustrer ici l’horreur de l’Amérique, il référencie également des éléments phares de sa pop culture qu’il détourne dans de mordantes allégories :
Le Magicien d’Oz est ainsi largement évoqué, notamment à travers le personnage de Marietta, la mère cruelle de Lula qui s’oppose avec toute la haine du monde à l’amour liant sa fille à Sailor. On reconnaît à travers ce personnage un ersatz de la Wicked Witch qui terrorise Dorothy dans le pays d’Oz.


Lula peut elle ainsi être perçue comme un ersatz de Dorothy. Elle possède la même naïveté adolescente, les mêmes souliers rouges et est à sa manière aussi soucieuse d’échapper au mal grondant du monde des adultes. Mais elle possède cela dit une autre facette autrement plus incendiaire qui fait écho à une autre icône américaine : On reconnaît en effet du Marilyn Monroe dans ce portrait de blonde sensuelle un peu potiche. C’est en ce point que le couple qu’elle forme avec Sailor est si archétypal. Car monsieur lui, est bien évidemment calqué sur Elvis Presley.
Sailor Ripley : Southern Bad Boy

Sacré animal que ce Sailor Ripley. Vision romantique et parodique du « southern boy » à la Elvis, interprété par un Nicolas Cage délicieusement cabotin, lui même fan inconditionnel du King. C’est d’ailleurs sa propre veste en peau de serpent que l’acteur porte dans le film, l’illustre motif du personnage qui est « le symbole de son individualité et de sa croyance en la liberté ». Plus romantique, tu meurs.
Rebelle au tempérament impulsif mais grandement doté de sensibilité et d’empathie, amant vigoureux dont le talent et la générosité sont loués par Lula. « You pay attention » qu’elle lui dit en guise de « pillow talk » après une après midi d’amour dans la chaleur Nouvelle-Orléanaise. Inspirant modèle que ce personnage qui relève autant du bad boy que du héros de conte de fées et dont le désir sexuel pour Lula s’exprime toujours avec une ardeur amoureuse : La main de la jeune femme se tord de plaisir dans un plan, et dans le suivant, elle se pose sur le cœur.


Le romantisme du personnage culmine dans deux scènes où il interprète à l’intention de sa dulcinée deux standards du King :
On a Love me, chanté à sa belle après avoir interrompu le concert de speed metal auquel ils assistaient pour corriger un malotru qui avait eu le malheur de l’importuner. Une scène lunaire, délice de surréalisme romantique.
Et puis Love Me Tender qui conclue le film, la chanson que Sailor réservait pour celle qui serait son épouse, et qu’il livre ainsi à Lula après avoir reçu la « visite » de la bonne fée du Magicien d’Oz (dont l’imagerie n’est décidément jamais bien loin) venue lui donner au bout de l’aventure de déterminants et bienveillants conseils.
Et le romantisme triomphe de l’horreur
C’est ainsi que tombe joyeusement sur ce bal d’horreur le rideau final : Tel une cascade de romantisme et d’espoir sur un feu horrifique, tel une célébration de l’Amour comme force suprême menant vers la liberté ce couple d’archétypes américains. Deux êtres, ainsi que le dirait le père Victor, « mêlés dans une unité angélique et sacrée et n’étant plus que les deux termes d’une même destinée » et sur lesquels Lynch, dans geste artistique iconoclaste et sensible, porte un regard qui relève autant du sale gosse que du père attendrissant.
© BORIS NGONDY-OSS