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Joker, Folie à deux : Pas de splendeurs, seulement les misères.

Boris Ngondy-Oss, juin 14, 2025novembre 6, 2025

La sortie en 2019 du film Joker de Todd Phillips, consacré au célébrissime ennemi de Batman, fut un évènement culturel planétaire. Dans cette « origin story » prenant place dans le New York des années 80, le personnage se nomme Arthur Fleck et est un clown raté, dépressif, malade psychiatrique et souffre douleur d’une société violente et injuste qui finit par le faire basculer dans le crime et devenir, bien malgré lui, le symbole d’une révolte populaire.

Le film, bien que très peu subtil, sorte d’ersatz balourd de Taxi Driver et de La Valse des Pantins, fonctionnait tout de même du fait de sa photographie soignée, du regard empathique qu’il nous enjoignait à poser sur les personnes souffrant de troubles psychiatriques, de son formidable acteur principal (Phoenix en état de grâce) et de son approche très new hollywoodienne du film de super héros, prouvant à cette occasion la toujours très grande pertinence de la recette scorsesienne.

L’autre grande explication de son succès fut la résonnance que trouva son discours anti-élites dans ce qui était alors l’actualité politique brûlante, faite de grandes révoltes populaires comme celle de nos fameux gilets jaunes en France.

C’est ainsi que ce nouveau Joker devint phénomène de société et fut autant érigé en néo icône pop qu’en figure anti système, son costume étant autant arboré dans les soirées d’halloween que son image brandie lors de manifestations.

Et puis arrive la folie à deux

C’est peu dire que la suite, hyper attendue, s’annonçait comme l’un des événements cinématographiques majeurs de l’année 2024. À son programme : Le procès d’Arthur pour ses meurtres et sa rencontre avec… Harley Quinn et l’Amour ! Le tout enrobé de comédie musicale !

Mais la douche fut glaciale. Le film s’est fait fusiller en règle par le public, déchirer par la critique et fut un retentissant échec commercial pour Warner Bros. Intéressant…

De ce que je vis passer ici et là sur Twitter, les reproches majoritairement faits portaient sur l’aspect comédie musicale et sur le personnage du Joker, visiblement honteusement saboté. Phillips semblait avoir pris une direction totalement opposée à celle souhaitée par le public.

Lorsque je vois un film (qui plus est un produit de gros studio US) présentant à priori de belles ambitions esthétiques être si violemment conspué, je suis toujours un peu méfiant. Les fans hardcore d’un personnage ou d’une franchise sacrés ont souvent tendance à avoir des réactions hystériques de fidèles religieux blessés dans leur foi lorsqu’un créateur a le malheur ou l’audace d’un peu trop jouer librement avec leur objet de culte. Ils hurlent au blasphème comme des fanatiques et se mettent à haïr le film comme le diable, arguant à quel point il ne respecte pas les textes canoniques ou Dieu sait quoi d’autre. Le tout en omettant, et c’est là je trouve le plus désespérant, complètement de considérer l’aspect esthétique de l’œuvre et le style personnel que l’artiste, dans son droit le plus strict, a tenté de déployer.

Les exemples de Star Wars 8 ou de l’excellent jeu vidéo The Last Of Us Part 2 sont très illustrateurs de ce phénomène. Mais personnellement, lorsque je sens une telle odeur de poudre se répandre dans le débat culturel, ma nature d’amateur d’art sulfureux s’éveille et m’indique que c’est peut être le signe qu’un artiste a enfin daigné porter ses couilles pour faire un vrai truc dans le monde si désespérément fade des blockbusters hollywoodiens. Quitte donc à fâcher copieusement son monde.

Ainsi je fus grandement intrigué par ce Joker : Folie à deux. Pas au point d’aller voir le film en salle (faut quand même pas déconner) mais plutôt de le placer en tête de « watchlist » et de le saigner dès lors qu’il serait disponible en VOD.

Et quand vint enfin le moment du visionnage, je fus ma foi agréablement surpris. Mon intuition ne m’avait pas trompé. Joker : Folie à deux est certes imparfait, c’est évident, mais c’est effectivement un bel objet créé avec un état d’esprit de fouteur de merde qui n’est pas pour me déplaire.

Je constatai d’emblée avec ravissement ce qui avait tant fâché. Phillips avec ce Folie à Deux a fait un respectable coup double : Envoyer chier son public en renonçant strictement à reproduire ou poursuivre la recette du premier film (ce qu’il n’a pas fait avec ses Very Bad Trip mais passons) se délestant au passage de l’immense ombre scorsesienne qui y planait pour livrer, toujours cela dit en lointain rejeton du Nouvel Hollywood, une plus personnelle et ambitieuse œuvre hybride entre film de prison, film de procès et comédie musicale.

Je relevai aussi assez rapidement ce qui me gêna : Phillips, même si il est un excellent élève, n’a pas le savoir faire total de ses illustres pères de cinéma : Son film a un rythme trop rampant, n’est ainsi pas dépourvu de longueurs et ce qui dérangeait dans le premier volet demeure, à savoir des motifs de cinéma de genre repris de manière trop stéréotypée et naïve. Ici, c’est la bande de gardiens qui enquiquine Joaquin, menée par Brendan Gleeson, qui produit cet effet : La relation qu’ils entretiennent avec le prisonnier Fleck constitue un des fils rouges du film et une scène culminante faisant sous entendre qu’ils le sodomisent à la matraque dans les douches tombe un peu comme un balourd cheveu sur la soupe.

De quoi donc rendre le film un peu grinçant dans ses rouages, une malfonction qu’on pardonnera volontiers au vu des belles audaces dont il fait preuve et pour lesquelles il mérite d’être défendu.

Comptons déjà parmi elles la formidable séquence d’animation en ouverture, fabriquée par Sylvain Chomet (le réalisateur des Triplettes de Belleville) dans un style reprenant l’esthétique des cartoons des années 40 à la Tex Avery et qui alerte déjà le spectateur sur ce que sera l’enjeu du film : La lutte interne de Fleck entre sa vraie nature et son turbulent double Joker.

« Me and my shadow » l’intro animée du film réalisée par Sylvain Chomet

La comédie musicale de la discorde

Et puis il y a la comédie musicale. Le premier grand point polémique. Dès lors qu’il fut annoncé que ce second opus serait une comédie musicale, les boucliers se sont levés. Le genre est assez largement mal aimé du public, souvent jugé désuet ou trop « féminin » et le voir affilié à l’univers sombre réaliste installé dans le premier film sonnait comme un blasphème ou une prise de risque inutile.

Mais moi, cela m’a enchanté. Friand que je suis de ce genre là, je trouvai forcément la démarche intéressante. Et surtout audacieuse.

Je trouvai aussi qu’en faisant ce choix, Todd Phillips ne faisait en réalité que poursuivre l’approche proposée dans le premier film, soit celle qui fait d’Arthur Fleck un personnage désordonné mentalement en proie à des hallucinations, lesquelles le faisaient complètement fantasmer une histoire d’amour avec sa voisine de palier.

Ainsi dans cette suite, les passages musicaux sont toujours issus de l’imagination d’Arthur. Joker : Folie à deux m’a ainsi en ce point fortement rappelé Dancer In The Dark, le mythique chef d’œuvre de Lars Von Trier qui a l’air d’avoir servi de modèle : Comme Bjork/Selma chez Lars, Joaquin/Arthur est emprisonné pour des crimes qu’une société américaine perverse et injuste l’a poussé à commettre malgré lui et déconnecte de son morne et sombre quotidien carcéral en se créant une fantasmagorique échappatoire musicale. De beaux et purs moments de refuge durant lesquels ces personnages renaissent et vivent tout en musique leurs passions et rêves. Avant que la réalité et la mort ne les rattrapent.

Mais Philips s’éloigne cela dit de la colorimétrie désaturée qu’il partage avec Von Trier pour quand même doter la photographie de ses moments musicaux de lumières et couleurs chaudes dans le souci d’évoquer les grandes comédies musicales en Technicolor de l’âge d’or d’Hollywood et les perles sixties de Jacques Demy.

Il se permet même d’explicitement paraphraser Les Parapluies de Cherbourg le temps d’un plan, puis Jacques Brel le temps d’un refrain (Ne me quitte pas !) et on regretterait presque dans ce bel élan de références francophones (Inauguré donc avec Sylvain Chomet et avant tout présent dans le titre du film) de ne pas de voir traîner quelque part un exemplaire de L’Homme Qui Rit ! Bah oui, histoire de parachever comme il faut la filiation avec l’héritage français.

Petite réf à Jacques Demy, si si tu connais

Le tout est porté par une belle et exemplaire mise en scène, au « camera work » sophistiqué, qu’illustre notamment l’impeccable plan séquence d’ouverture.

Et puis l’autre atout majeur du long métrage, c’est bien évidemment Joaquin Phoenix, dont l’existence de ce deuxième volet dépend largement. L’acteur, considérant qu’il avait encore des choses à raconter avec ce personnage, lança l’idée de poursuivre l’aventure trouvant avec cet Arthur Fleck cette fois prisonnier et chanteur une nouvelle opportunité de déployer aux yeux du grand public tout son talent, notamment cette physicalité extraordinaire qui le caractérise. Un acteur visiblement bien abonné aux rôles de vauriens psychiatriquement défaillants, et grand membre de la race de ces comédiens qui, par leur seule présence dans un film, lui font avoir gage de qualité. Joker : Folie à deux nous pouvait ainsi ne pas être mauvais !

Pour une fois dans sa vie, il avait quelqu’un

Et cette fois, Joaquin n’est donc pas seul. On l’a affublé d’Harley Quinn, son fameux binôme féminin, que l’univers de Batman présente comme une infirmière de l’asyle d’Arkham qui tombe sous le charme du Joker, devient tarée comme lui et s’engage à ses côtés telle une Bonnie à son Clyde dans sa grande campagne de crime.

Dans son film, Phillips la relit pour en faire une détenue d’Arkham prénommée Lee (interprétée par Lady Gaga) et emprisonnée pour avoir incendié l’appartement de ses parents. C’est une admiratrice transie du Joker qui voit en lui une flamboyante figure révolutionnaire.

Notre Arthur en retour voit en Lee l’âme sœur qu’il a toujours attendue. Elle est cet unique rayon de soleil éclairant les profondes ténèbres dans lesquelles il sombre désespérément, se raccrochant à elle comme à une miraculeuse bouée tel un naufragé, qui n’a même pas la décence de périr héroïquement au cours d’une formidable tempête mais qui se noie plutôt de manière lente et pathétique dans des eaux boueuses.

Et lorsqu’Arthur réalise que l’amour est enfin venu frapper à sa porte, arrive dans le film le numéro musical le plus formidable : Notre bougre se met à reprendre au milieu de ses codétenus le tube des années 50 « Once In My Life » sur le modèle de Frank Sinatra, dans une interprétation brute (que Joaquin Phoenix livre lui même sans artifice) avec tout le pathétisme allègre qui caractérise le personnage. Il chante tel un adolescent impopulaire dans sa chambre tout juste parvenu à obtenir miraculeusement un rendez-vous avec sa « crush » alors même qu’il vient d’apprendre qu’il risque d’être condamné à mort pour ses meurtres. C’est dire à quel point l’amour, si longtemps espéré, le fait revivre.

Avec pareille allure, Joker : Folie à Deux aurait donc pu être la balade amoureuse et sanglante de deux âmes solitaires, grandes infortunées de la vie, cette chienne sur laquelle ils prendraient une tonitruante revanche. Hélas, il n’en est plutôt rien. Déjà car Phillips, comme vous l’aurez compris, étant totalement engagé dans sa démarche de déconstruction du premier volet, ne compte nullement servir aux fans ce film d’amants criminels qu’ils attendaient mais plutôt une leçon (dictée assez naïvement mais bon on est plus à ça près) sur l’amour et ses désillusions. Et aussi et surtout parce que cette Harley Quinn se révèle au finale assez peu marquante.

Encore un romantique déchu

À défaut de contribuer à apporter de la grandeur au film, Lee a plutôt le mérite d’encore mieux faire d’Arthur un héros romantique misérable et Phillips nous rappelle par son intermédiaire un adage toujours très en vogue chez les humains (et encore plus à notre époque) : L’image que l’on renvoie, même si elle est fausse, prévaut sur notre véritable nature.

À l’instar des manifestants chez qui Joker a involontairement motivé une grande démarche de révolte populaire, Lee est surtout admiratrice du Joker grand martyr révolutionnaire et non du vrai Arthur présent en dessous.  

Et le problème, c’est que Arthur ne veut justement pas être Joker. Tout le tintamarre qu’il a causé n’est qu’un malencontreux accident. Non il n’est pas un Che Guevara des temps modernes. Il n’est pas non plus pas le clown philosophe et nihiliste d’Alan Moore ou l’agent du chaos terroriste de Christopher Nolan. Il est juste un pauvre mec, un malade mental qui se rêve en comédien de stand up et que les circonstances ont rendu formidable bien malgré lui. Et incompris. Une incompréhension qui fut aussi celle du public qui, dans la foulée du succès du premier film, plaça le personnage sur un piédestal pop duquel Phillips vient avec ce deuxième film l’en déloger en le tirant violemment par les chevilles.

Ainsi, Arthur Fleck dans Folie à deux fait solennellement tomber le masque du Joker. Et en renonçant à incarner ce rôle providentiel, mettant à cette occasion fin à sa crise d’identité à tendance schizophrène, Fleck renonce de ce fait à l’amour de Lee.

Et là où dans le premier film, la scène des escaliers, romanesque en diable, devenait un instantané moment culte et rock’n’roll de la pop culture récente, durant lequel le personnage épousait (du moins c’est ce que nous croyions à cet instant) sa vraie nature et devenait Joker, dans le deuxième film, ce même endroit devient le théâtre de sa déchéance ultime, le lieu d’un brutal retour à la réalité où il retrouve Lee une dernière fois, s’étant donc délesté au préalable de cette identité d’icône plus nuisible qu’autre chose.

La sentence est dure : Notre Arthur est ainsi laissé par sa bien aimée au milieu d’un beau et triste tableau rapidement complété par l’arrivée de la police et accompagné des lancinantes notes de violoncelle du score de Hildur Guðnadóttir. Retour à la case prison. Perte de la liberté. Perte de l’amour.

La belle désillusion

Ainsi tant pis pour tous les fans du premier film et du personnage, trop heureux qu’ils étaient d’avoir une œuvre dans laquelle le méchant le plus iconique de la pop culture se révèle être un des leurs. Et tous désireux qu’ils furent ensuite de le voir dans ce second volet s’élever pour devenir le grand vilain mythique qu’on connaît. De le voir confirmer sa place de choix dans le panthéon glamour des salauds et des misérables héros d’œuvres devenues cool et inspirantes malgré elles où on trouve Scarface, Fight Club, American Psycho, Breaking Bad, Le Loup de Wall Street etc…

Mais c’était sans compter sur Todd Phillips, qui visiblement reconnecté avec l’esprit punk de ses débuts (Son premier film en tant que réalisateur est quand même un docu sur GG Allin !) et dégoûté de voir son Joker prendre le même chemin de sanctification que ces figures anti héroïques idoles des film bros, a décidé de brutalement stopper le processus. 

Et de réaliser ce film risqué, anti cool et désenchanté, beau dans son imperfection, livré avec son génial comparse Joaquin Phoenix telle une sombre farce aux allures d’objet d’art et qui fait figure d’élément assez unique dans le cinéma hollywoodien actuel, ce dernier reconnectant avec la page la plus glorieuse de son histoire et refaisant un peu, dans une démarche ô combien nécessaire de nos jours, briller les toujours très actuelles lumières du Nouvel Hollywood.

© CHEZ BORIZIO

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